Interview de JOHN LAW


photo Michel Renaux

l'interview en anglais :

Voir le compte-rendu du concert du 17 mai 2011:

 

 

John Law s’est produit en trio à Charleville-Mézières en mai 2011.
Nous avons voulu en savoir plus sur ce pianiste étonnant qui se produit rarement en France, en dépit d’un parcours impressionnant.
 Il a enregistré 25 albums en leader ou co-leader, a mené à bien des projets passionnants mêlant jazz et musique classique, et son trio actuel est l’un des plus jubilatoires du moment.

Il a bien voulu répondre à nos questions …

 
 

 John, tu es venu jouer en trio  à Charleville-Mézières  le 17 mai dernier avec Asaf Sirkis et Yuri Goloubev. Pour le public présent, ce fut une immense découverte.
Peux-tu nous présenter ce trio et les différents bassistes qui s’y sont succédés ?

Tout d’abord, quelques explications concernant les contrebassistes. Je joue  occasionnellement, dans le cadre de "  The Art of Sound ", avec le merveilleux jeune contrebassiste anglais Tom Farmer (connu pour son travail avec le groupe "  Empirical "). Mais ce qui est nouveau, c’est que le trio composé de moi-même,Youri Goloubev et  Asaf Sirkis est celui avec qui je travaille de plus en plus, et va prendre à l’automne prochain le nom de « Congregation ». Je suis très heureux de ce line-up. Je pense qu’il est très spécial. Quand j’ai voulu former un trio en 2005, j’ai bien sûr recherché un batteur et un bassiste, et j’ai fini par trouver deux musiciens « uniques » et complets, chacun à sa manière. Et la façon dont ils jouent ensemble, si mélodiquement et rythmiquement ensemble, si liés et à la fois si libres… Je pense que tous les trois ensemble, quand nous jouons vraiment bien, c'est mieux que chacun individuellement, parce que ensemble, nous produisons quelque chose d’autre, quelque chose de vraiment différent.

Peux-tu présenter la série de 4 albums "  The Art of Sound " ?

Ça a commence quand le batteur Asaf Sirkis m’a recommandé le studio Artesuono, en Italie, dirigé par l’incroyable ingénieur du son Stefano Amerio, qui travaille parfois pour Manfred Eicher et ECM. Quand nous avons terminé l’enregistrement du  premier album, bien avant de lui  trouver un titre, j’avais encore de la musique  à enregistrer au studio, alors j’ai pensé donner à cet album  le nom de "The Art of Sound", ce qui est la traduction anglaise de Artesuono, et d’ajouter « Volume 1 », en pensant  qu’il y aurait une suite.
Un an plus tard, j’ai eu envie d’enregistrer en solo dans ce studio, et je suis venu avec plusieurs heures de musique.  Alors j’ai décidé de faire deux albums solo, et comme ils étaient réalisés dans le même studio, de les appeler " The Art of Sound ", Volume 2 & 3.
Après, il ne restait plus  qu’à terminer la boucle  pour conclure la série de 4 albums par un nouvel enregistrement en trio," Congregation,  The Art of Sound Volume 4 " . 

Ce nouveau trio est dans la continuité de l’ancien, formé  avec le fantastique contrebassiste  Sam Burguess, mais est aussi légèrement  différent.  Alors, j’ai eu envie de lui donner un autre nom, ne plus l’appeler " The Art of Sound ". Mais pour garder un lien avec l’ancien trio, et en faisant référence à une de mes compositions  qui était extrêmement appréciée par le public,  j’ai choisi le nom de "Congregation ". Le mot " congregation"  a aussi un sens religieux, et j’aime assez ça : l’idée que des gens se rassemblent pour célébrer quelque chose de commun à tous…

Nous avons présenté ce trio  comme une sorte de power-trio, dans la lignée d’Esbjorn Svensson ou The Bad Plus, mais avec de fortes réminiscences de musique « classique »
Es-tu d’accord avec cette présentation ?

Tout à fait, mais pas seulement “power”. J’espère qu’il y a dans ce groupe d’autres influences : peut-être Tord Gustavsen ?  J’écoute  toujours de nouvelles choses qui peuvent m’influencer. En ce moment  j’écoute souvent un trio britanico-danois tout simplement merveilleux  qui s’appelle "Phronesis".



 

 

 Tu as un parcours musical étonnant, passant de la musique classique au jazz le plus libertaire, puis revenant à une musique plus mélodique où transparaît ta culture « classique ». Peux-tu revenir sur ce parcours et expliquer sa logique ?

Je ne sais  pas. C’est juste mon histoire. La musique classique était (et est toujours ) très importante pour moi. C’était mon premier amour. Puis j’ai découvert le jazz vers 20 ans, mais très rapidement j’ai été happé par la musique librement improvisée.  C’était enthousiasmant, mais je pense qu’à ce moment, je n’ai pas développé ce qui caractérise mon travail actuel : l’harmonie, le rythme/groove, les changements d’accords, la connaissance de « morceaux »…. Tu dois imaginer que j’ai passé près de 10 ans à me demander comment je devais jouer, me demandant si le fait de jouer une mélodie reconnaissable n’allait pas me priver d’une part de ma liberté ! je voulais rester toujours totalement abstrait. C’est de la folie. Maintenant, je pense que je peux jouer librement, avec une plus grande  connaissance des différents styles et des différentes techniques…
Je pense que quoiqu’il en soit,  la musique classique sera toujours présente en moi. Tout le monde peut en entendre dans tout ce que je joue. Tout ce que je fais est fidèle à ce que je suis… C’est ainsi…
 
 Tu te référes  volontiers à Bach et à la musique baroque ( construisant "Abacus"  sur le modèle d’une suite baroque par exemple ) et tu cites Chostakovitch dans les liner notes de « Out of the Darkness ».  Quels compositeurs classiques influencent ton travail actuel ? 
 

Oh mon dieu! Il y a tellement d’influences. Par exemple, il y a une mélodie, au milieu d’un morceau joué en trio , "Watching, Waiting" , qui vient de Schubert, je pense…
J’aime bien  savoir si les autres personnes  peuvent entendre ces influences. Je n’en suis pas toujours moi-même conscient… Je passe par différentes phases dans l’écoute de certains types  de  musique.  En ce moment, je suis dans une période où je n’écoute pas la musique des autres, Mais à d’autres périodes, j’ai beaucoup écouté Ligeti, Stravinsky, ou Conlon Nancarrow ou Richard Strauss ou Wagner ou…

  

 Entre 1993 et 1998, tu as enregistré une série de 4 albums d’improvisations  inspirées par le plainchant monastique et médiéval. Peux-tu nous parler de ce projet ? 


 C’était  une période un peu spéciale, qui a duré 5 à 6 ans, où  j’écoutais à longueur de journée de la musique ancienne. Je suis tombé sur de la musique jouée par "  The Dufay Collective ", un ensemble de musique ancienne interprétant des œuvres du 13ème  et du 14ème  siècle italien, j’ai ensuite découvert le plainchant à travers Guillaume de Machault, Dufay, Binchois puis la grande  musique chorale de la  Renaissance: Josquin, Dunstable, Ockeghem.;. J’ai même utilise  un des systèmes harmoniques,  « la cadence de Bourgogne » dans mes improvisations de piano.  Si tu connais ce système, tu peux entendre qu’il est présent dans presque la totalité des 4 cds de la série.
Le premier cd de cette série,  (que j’ai appelée " Chants" ) , est "Talitha Cumi", méditations sur le  Dies Irae, qui est postérieur  au  plainchantt bien sûr. C ’est une mélodie que j’ai entendue pendant mon enfance  par ses citations dans les oeuvres de Liszt, Rachmaninoff, Berlioz. 
Je pense que mon intérêt ultérieur pour le plainchant est venu, d’une manière assez inconsciente, en réaction à la musique improvisée extrémiste dans laquelle je m' étais investi. Je pense que j’ai eu besoin de cette musique, comme d’un « oasis de calme ». La pureté d’une simple ligne mélodique… 

Même lors de tes projets  moins explicites, il semble que pour toi, la musique soit  toujours un art " sacré".  Le ressens-tu ainsi?

Oui, bien sûr. Et particulièrement, je pense que la musique, dans ce qu’elle a de mieux, est dépourvue d’égo. C’est quelque chose de bien plus grand que toi et moi. Elle existe, et fonctionne au mieux, non pas grâce à mon jeu ou au génie de quelqu’un d’autre. Elle existe indépendamment de nous.  Nous - le musicien, le compositeur, et plus que tout, l’auditeur - n’avons qu’à l’écouter pour la découvrir. Elle est présente quelque part, attendant d’ête découverte. 

 En 2004,  tu as enregistré " Out of the Darkness", avec le Cornucopia Ensemble, associant  un quartet de jazz  ( avec Andy Sheppard en soliste ), et un ensemble de 8 musiciens « classiques »  Je considère cet album  ambitieux  (enregistré en public ), comme l’une des plus belles réussites de musique « cross-over ». Peux-tu revenir sur ce projet, et envisages-tu de renouveler ce type d’expérience ?

C’était un projet particulier. J’ai beaucoup aimé le faire, mais je pense que si je devais refaire quelque chose de similaire aujourd’hui, je procèderais différemment. J’aimerais vraiment écrire de la musique très composée pour orchestre. En vérité, j’ai déjà commencé à écrire une grande pièce pour orchestre, qui attend toujours d’être terminée. Mais je doute un  peu de mes capacités dans ce domaine,  et c’est quelque chose que je dois encore travailler avant d’oser le présenter en public.
Il y a une chose que j’aimerais dire à propos de cette expérience avec le  Cornucopia Ensemble. Dès le début, les musiciens classiques avaient dit qu’ils ne voulaient pas improviser, mais je leur ai proposé quelques petits créneaux  dans la musique où je leur ai tout de même demandé d’improviser, et pour moi, ce furent des points culminants. J’étais étonné par la fraîcheur des sons produits. Aucun cliché jazz ici !

Ton denier album, tout récent, est un duo avec  Mark Pringle, un jeune pianiste qui fut l’un de tes élèves. Peux-tu nous présenter ce duo ?

Mark Pringle est un très jeune pianiste/compositeur  extrêmement talentueux.  Il bénéficie d’une bourse d’étude pour étudier le  piano jazz au conservatoire de Birmingham depuis septembre. J’ai beaucoup appris  de lui ! Je lui ai demandé s’il aimerait enregistrer à deux pianos avant de terminer son cursus avec moi. Je pensais que ce serait une belle manière de conclure nos leçons et que ça lui donnerait un  bon départ pour ses études supérieures, s’il avait déjà enregistré un CD   lui permettant de se faire un nom, et d’avoir une expérience due l’enregistrement studio, et une connaissance du business de la musique et de la vente de disques ( ! ). Je ne réalisais pas qu’il allait s’investir à ce point dans ce projet. Il sonne d’une manière fantastique. Je suis très fier de cet enregistrement ! Et le morceau de Bach que nous jouons en ouverture de ce CD ( le dernier mouvement - fugue - du concerto en Do  pour deux clavecins  ) … Je trouve que ça sonne de façon incroyable !
Une bonne partie du concept de ce CD vient d’un duo que j’ai eu avec le grand pianiste anglais Jason Rebello. Certains morceaux, dont le Bach, faisaient partie de notre répertoire.  J’ai tellement appris de Jason, beaucoup plus que je ne saurais l’exprimer dans cette interview. Pour moi, cet enregistrement était le moyen de lui exprimer du respect.
Mais maintenant Mark et moi allons entreprendre une tournée de promotion, et cet automne, faire une tournée en Angleterre. J’attends cela avec impatience.
Jouer avec des jeunes et les écouter est très important pour moi.  Ils ont une sorte d’énergie que nous, les personnes plus âgées, n’avons pas…


 
Propos recueillis en juillet 2011 par Patrice Boyer pour Charlevilleactionjazz.com

 

Discographie de John Law :

 

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